L’Embarquement pour Cythère 3

3. Une visite de Camille

Camille est debout, devant les bambous et le palmier, la main au-dessus des yeux, elle semble voir au loin, par la fenêtre, une plage endormie et dit :
— Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune. Le calme plat d’avant les tempêtes qui ne viennent pas. Une situation enlisée comme Racine sait les faire. Finalement, on répètera dès le lendemain de Noël, après la soirée à la Mairie, Lili m’a dit que vous n’aviez rien de particulier en vue, et moi, tu sais, les fêtes de famille. À propos, mon petit chéri, je viens prendre un verre avec toi, le 31 ? J’apporterai le champagne. Lili sera là ? Tu ne sais pas ? On verra. Donc on testera l’acte III, ou le II, si tu préfères, pas le Un en tous cas, puisqu’il n’y a pas Achille. D’ici là, tu fais comme d’habitude, tu répètes, tout, sans arrêt, toute la pièce, tous les rôles, il faut vraiment que tu les tiennes tous en toi, que tu deviennes à toi tout seul cette armée immobilisée comme un tableau vivant, que tu veuilles à la fois sacrifier ta fille, sauver ta fiancée, haïr ton mari, regarder les oracles, tout, il faut tout savoir, tout voir, en prenant ton café, en prenant ta douche, dans la rue, dans le bus, enfin, tu sais tout ça, ce n’est pas la première fois qu’on monte une pièce ensemble.

Elle ajoute, « C’est un truc de ton père, c’est lui qui m’a appris ça ».

Ombre de Papa, fondateur des Comédiens d’Argenteuil.

Camille brandit ma Pléiade de Racine et s’évente en même temps avec le classique Larousse.
— Tout, tu m’entends, tout, de toute façon, c’est toi que cet exercice gêne le moins, tu as une mémoire ! En somme, là-dessus, tu tiens de ton père, en mieux, je crois. Parce que ta mère, alors, comme mémoire, c’était le zéro et l’infini ! Quand je pense qu’elle avait fait la rue Blanche ! Comme on change. En tout cas, même moi, je ne me rappelle pas en avoir eu une aussi bonne, enfin, aussi aisée, tu n’as jamais l’air d’avoir travaillé, ça sort comme ça, en ce sens, d’ailleurs, c’est dommage que tu ne fasses pas Agamemnon qui a un rôle deux fois plus lourd qu’Achille, mais enfin déjà, physiquement, Paul est plus Agamemnon que toi, ou toi, plus Achille, je ne sais pas, il faut ton genre à toi, pour que ces deux pauvres petites femmes s’affrontent, tu les vois, Iphigénie, Ériphile, petites soldates entre les tentes, se battant pour courir à l’autel, la première qui arrivera, pour tes beaux yeux, pour que tu partes enfin, car elles savent bien que ce que tu veux, c’est partir, et que ce n’est aucune d’elles qui t’intéresse vraiment, elle est folle, cette pièce, rend-toi compte, ces deux filles qui veulent à tout prix être veuves avant d’être mariées, mortes avant d’être veuves, enlisées dans cette plage mortelle, et dont tu es pour elles le soleil et la paralysie, une vraie course de relais, vous vous passez le rouleau de la mort, ne crains rien, le gagnant, ce sera toi, c’est toi qui le ramasseras en dernier, sous les murs de Troie qui gardent en eux une Reine invisible.

Elle est capable de parler des heures.
— Remarque, oui, tu pourrais interpréter Agamemnon, il est intéressant, un roi sans doute, mais, comment le dire sans moralisme, un roi un peu lâche, lâche comme on le dit d’une structure, avec des trous dedans, des mailles mal assurées, c’est bien pourquoi il lui faut un dieu, des dieux, un devin, pour prendre les décisions qu’il est de toute façon décidé à prendre sans oser dire qu’il les prend, lui, de son plein gré, non décidé à les exprimer, car enfin elles sont inexprimables, ce n’est facile de dire à quelqu’un qu’on va le tuer pour aller jouer à la guerre, et surtout lorsqu’il s’agit de sa fille, une fille qu’on a déjà joué à fabriquer, par hasard, un jour, en faisant l’amour, sur le tapis de la salle de bains, tiens, je voulais t’en parler, je verrais bien un brin d’érotisme en rappel, on mettrait un tapis de bain avec des grecques vert pâle, par exemple, un truc visuel assez génial, tu ne crois pas ?J’avais vu ça dans une mise en scène d’Elektra, à Leipzig. Je te l’avais racontée. Tu te rappelles ?

Dire oui.
Camille continue.
— Tu vois, ce qui serait bien, TRÈS bien, ce serait que tu nous invites à passer quelques jours ici, ce serait superbe, on se ferait une vraie soupe théâtrale, Racine du matin au soir et du soir au matin, tu crois que Lili voudrait ?

Quelle horreur. Eux là. À me bouffer mon espace. J’écrirais où ? Et mes papiers à découper ? Mon projet de tableau ?
— Non, Camille, Lili ne voudrait sûrement pas. Et moi non plus.

Grande bouche, lèvres, sourire, « Sauvage ! » elle passe sa main dans mes cheveux, sois gentil, Yves, réfléchis.

RÉFLÉCHIR. Miroir, palais des glaces ! Je ne fais que ça, réfléchir, elle a de ces mots, Camille !
Je réponds :
— Je réfléchis, Camille, je réfléchis.

Post-scriptum

(À suivre)