L’Embarquement pour Cythère 1

1. La Sainte Famille

Nous sortons de chez Me Plock. La stagiaire nous a raccompagnés à la porte de l’étude et nous a dit « À bientôt ».

Sur le trottoir de la rue de Châteaudun, là où elle se jette dans le carrefour de la Trinité, des filles et des garçons marchent vivement dans l’air froid et éclairé, leurs yeux fureteurs sous les réverbères, des fils minces leur sortent des oreilles.
Ils nous croisent, ils nous doublent, Lili parle, je l’écoute.

— « À bientôt ! », je te demande un peu, dit Lili, évidemment, à bientôt ! Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ce vieux con, --- enfin tout de même Lili, c’est Grand-père ! — c’est pourquoi ce vieux con, je maintiens, émet ses dernières volontés au compte-gouttes. Enfin, Yves, admets, ça fait dix-huit mois qu’il est mort, dix-huit mois que nous sommes ressortis de chez Me Plock, à ceci près qu’il faisait une chaleur à tomber, tu te rappelles, et, comme ce soir, rien ! RIEN A SE METTRE SOUS LA DENT. Rien de NOUVEAU ! On en est toujours à « Veillez et priez car vous ne savez ni le jour ni l’heure », tu te rappelles, c’est ce qu’il avait fait imprimer sur le faire-part de la mort de Papa et de Maman, mais c’est plutôt sur son testament qu’il aurait dû mettre ça, non ?
Elle se tait. Un temps mort, justement. Feu rouge, deux 26 passent, bondés.

Et Lili reprend, elle n’a pas besoin de relance, lorsqu’on parle de la succession.
— C’est vrai, cette grande enveloppe, en juillet dernier, mais
non, qu’est-ce que je dis, en juillet de l’AUTRE année, cette grande
enveloppe qui en contient une autre, celle d’aujourd’hui, et comment
c’était écrit, déjà, ah ! oui, « A ouvrir dans dix-huit mois ». Et l’usine qui étouffe avec ses conneries, si, je maintiens ! Bon, dix-huit mois passent, ça y est, c’est aujourd’hui, on ouvre, et crac, on en prend encore pour six mois ! C’est encore heureux que tu saches naviguer dans les archives, les paperasseries et le reste, et que tu connaisses Céline, pour une fois, cette pauvre Céline, enfin, bon. Enfin, oui, c’est juste pour nous emmerder. Sans compter toutes les plumes qu’on y laisse, avec le fisc, en dépassant tous les délais normaux de succession !

Escaliers. Lumières, boutiques. La Gare Saint-Lazare : le hall, les panneaux d’affichage s’ajustent comme des fous parce que c’est l’heure de pointe, les gens courent vers les trains, les sous-sols, les étages, les galeries commerciales et les RER, chargés de sacs, pub rutilante et gratuite qu’ils font au bout de leurs bras, ces gens, chargés de Galeries Lafayette, Monoprix, Esprit, Fnac, Printemps, Tati, barbouillés de rouge et de doré, je déteste l’alliage du rouge et du doré, hérissés de feuilles de houx, c’est bientôt Noël, ici, ailleurs, partout et depuis si longtemps, Petit Papa Noël, ces airs douceâtres, vomitifs, délayés dans l’orgue, et que les hauts parleurs assènent en tirant aux clients des larmes nostalgiques, des ours en peluche, des jouets informatiques et des écharpes en désespoir de cause et d’imagination.
— Tu ne me feras pas croire qu’il avait vraiment envie qu’on se documente sur la famille, qu’on farfouille dans ces légendes, dans ces racontars, sur des gens disparus qui n’ont RIEN à voir avec le testament, il y a longtemps que tout a été réglé pour ces branches-là, désistements, contreparties, dédommagements, rachats de parts, Me Plock l’a bien dit, les seuls vrais Portier, les seuls qui aient droit au gâteau, c’est toi et moi, mon chat, point final. Ah, dis donc, à propos, tu n’as pas eu envie de rire quand Me Plock a dit « Hélas », comment était-ce, sa phrase, déjà ? Ah oui, « Vous êtes les deux seuls héritiers de M. Portier, puisque vos parents, hélas ! » J’ai failli dire « Trois fois hélas », comme disait toujours Grand-père ! », ajoute Lili.
Et elle rit.
Je ris.

Hélas, c’est vrai, trois fois hélas, puisque Maman a décampé, il y a vingt ans, avec le père de ce crétin de Daniel, après des années d’infidélités variées, le bruit que ça faisait, le bruit muet, énorme, de la jalousie muette de Papa. Les migraines de Papa. Et Papa a trouvé radical, un jour, de les tuer tous les deux, Maman et le père de Daniel, en rentrant à toute vitesse dans leur bagnole avec la sienne, en grillant le feu rouge un peu plus haut, cinéma sanglant, tôle, sang, flics, trois cadavres, trois fois hélas, et sur le coup, c’était tragique et ridicule.

Mais finalement on s’en est trouvés assez bien, une fois le choc passé, tous les trois, nous trois, vivants, Lili, Grand-père et moi, dans la villa, chacun son étage, avec l’étage des parents laissé vide comme une chambre d’amis, et les saisons qui tournaient paisiblement dans le jardin.

À côté, un train arrive de Dieppe. Dieppe, ses galets horribles, ses maisons de poupée. Mais déjà, il est 19 heures 18, nous passons bientôt sous les hauts murs qui empêchent la rue de Rome de tomber sur la voie, toute luisante, glissante, noire, Pont-Cardinet, les écharpes à carreaux s’entrebâillent dans l’air lourd du wagon, l’ail, tapi dans les bouches depuis midi, se faufile par les narines, les frites installées dans les manteaux, idem.

D’une main, Lili sort son bloc, elle relit à mi-voix les notes prises, la phrase du testament : « Les notices biographiques sur les branches cubaines et allemandes de la famille doivent être établies par mes petits-enfants et remises à Me Plock dans un délai de six mois à compter de la lecture de ce texte. »
— Ça nous remet au pire à la fin juin, dit-elle, j’espère que tu iras plus vite, fais passer ça avant tout, tâche de boucler pour fin février, Pâques au plus tard, non ? Pas juin ! Dieu sait où j’en serai avec l’usine !

Dire oui.

Post-scriptum

(A suivre)