Voyage à l’Ile de Khong

Voyage à l’Ile de Khong

Je venais de lire L’exotique est quotidien [1] lorsque j’ai rencontré Condo à un dîner chez mes cousins Louis et Ada Puiseux, à Paris. J’avais adoré la première partie du livre où, avant d’aborder le terrain de Sar Luk, il décrit la construction de sa sensibilité et de ses goûts, ses parents, l’exil à Lakanal, les vacances à Tanlay, les fractures et les choix, l’incidence de « l’Histoire avec sa grande hache » comme disait son ami Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, la naissance de son fils aîné, objets épars de l’espace et du temps, qu’il coud à gros points avec le fil rouge des voyages.

C’était un soir de l’été 1967. Il partait le lendemain pour Bangkok – un voyage, bien sûr - , il n’avait pas fini ses bagages et le dîner en avait été écourté : il habitait, provisoirement, je ne sais plus où dans Paris, chez des amis absents. Nous l’avons raccompagné dans un appartement en grand désordre, des sacs ouverts, des bouquins et des papiers entassés, des chemises plus ou moins pliées, un magnétophone, une cuvette où trempaient des chaussettes qui ne seraient jamais sèches à temps, un vieux chapeau de toile beige, il faisait chaud. J’avais l’impression d’en savoir beaucoup sur lui par les récits de son livre. J’étais un peu gênée, comme si j’avais fait une indiscrétion en le lisant.

Il semblait débordé par les problèmes de contenance, de poids et de contenu de ses bagages, débordé par les heures qui filaient, débordé mais pas anxieux : il n’était pas vraiment là, il était déjà ailleurs, peut-être à l’aéroport de Bangkok, écoutant les annonces des hauts parleurs faites en thaï qui, disait-il, avaient un charme carrément érotique. Des fées - la force des choses, le hasard, les autres, qui sait ? - veilleraient sans doute à ce que dans ses bagages en désordre, son monde se tasse et se plie, à la fois présent, confus et disponible.

Depuis 1967, devenue plus proche de sa famille et le voyant plus souvent entre deux voyages, j’ai compris qu’il n’avait pas donné dans L’exotique une confession vraiment intime ; ce n’était pas son genre. Au contraire, à partir de petits morceaux de lui choisis dans le temps, ce « Wanderer » avait fait, lui qui dessinait si bien, ce portrait discret, distancié, intitulé « Au seul souci de voyager », pour faire le point sur lui, bien sûr, mais surtout à l’usage des autres, comme on donne de soi sa photo préférée. La première partie de L’exotique a fonctionné comme un passeport, mieux, comme un mot d’excuse permanent, qu’il s’est fabriqué pour aller et venir dans les multiples quotidiens et les multiples exotiques, en tant que père, mari, auteur, collègue, ami, dans le nuage amusant de ses imitations et de ses calembours, se voulant « lisible » pour pouvoir rester plutôt secret, compliqué, cassable, réparable, contradictoire, dans « l’écoulement irréversible du Temps » (L’exotique, p. 63). Voyager, disparaître et apparaître. Asie du sud-est, Madagascar, Etats-Unis, Japon, Canada, le monde entier. Ici et ailleurs. To be et not to be dans l’espace.

Le 17 juillet 2011, Condo est parti pour de bon. Afin de retrouver le début de ces quarante-quatre années d’amitié, je reprends L’exotique est quotidien – toujours sous le charme de ce génial oxymore -, et j’y trouve un passage très court, que je n’avais pas remarqué autrefois, à propos d’un voyage. À la fin de sa licence en droit, il démissionne d’un poste administratif et quitte Hanoi ; il voudrait aller en Chine, mais impossible d’avoir un visa, Mao et l’Armée rouge bouleversent le pays. Il ruse, en faisant mine de se rendre au Laos qu’il gagne à vélo, et, finalement, il renonce à la Chine : il continue sur le Mékong pour le « plus beau et [le] plus long voyage que j’aie jamais fait en Indochine. ». « (..) j’avais descendu le grand fleuve en chaloupe, de Vientiane à Phnom Penh, voyage entrecoupé par un inoubliable séjour océanien à l’Ile de Khong – le seul endroit au monde que j’ai quitté avec un profond déchirement. » (Exotique, p. 68 et 69). Rien de plus.

La phrase rapide, intense, glissée là dans un livre où il se définit par les voyages, les départs, les absences, les retours, les nouveaux départs, ressemble à la pièce perdue d’un puzzle. L’Ile de Khong endormie à fleur d’eau en plein Mékong, sous ses hauts arbres, lui a offert la séduction « inoubliable » de l’immobile, le rêve d’une vie où il n’y aurait ni voyages ni bagages.

L’Ile de Khong à la tombée du jour (29 décembre 1998, photo HP)

Hélène Puiseux

Août 2011

Notes

[1Georges Condominas, L’exotique est quotidien. Sar Luk, Vietnam central, [1ère éd. Plon, Terre humaine, 1965] Nouvelle édition augmentée d’une post-face, Plon, Terre Humaine 1977.