Le XXe siècle : Charlotte Perriand à la Fondation Louis Vuitton

La Fondation Louis Vuitton met à l’honneur Charlotte Perriand, cette femme aux multiples talents, architecte, photographe, créatrice et décoratrice (on dit « designer » à présent), sous le titre Le monde nouveau de Charlotte Perriand. Née en 1903, morte en 1999, elle a occupé tout le siècle et a mis à profit le coup de balai géant que la Première guerre mondiale a provoqué dans les arts, la mode, la société, le monde.

Un espace bien connu, presque intime

Mon point de vue est très lié à mon histoire personnelle. J’ai vécu entre 1958 et 1967 ( soit de 25 ans à 34 ans) avec Claude Lallemand, un architecte qui était fou du monde de L’Esprit nouveau : il était littéralement amoureux de Le Corbusier, Mallet-Stevens, Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret, Picasso etc ; à l’époque, il m’a immergée dans leurs œuvres. À une culture d’art classique étendue - acquise partie en autodidacte, partie aux Beaux-Arts - il ajoutait un esprit curieux et un grand talent pour analyser, expliquer et communiquer ses enthousiasmes et ses passions qu’il s’agisse de Nicolas Poussin ou de Le Corbusier. Grâce à lui, je n’ai pas raté le XXe siècle. Les modernes et contemporains sont devenus ma famille de « goût », en somme. J’ai bu ce monde intellectuel et artistique avec ses à-plats de couleurs primaires, son austérité joyeuse, ses meubles à casiers, ses épais tapis d’une, deux ou trois franches couleurs, ses projets de société, ses Guernica et ses Cités radieuses qui se succédaient et/ou se côtoyaient.

Nous allions rêver chez Steph Simon, 145 Bd Saint-Germain, qui exposait Charlotte Perriand et commercialisait des copies de cette forme d’art. On avait réussi à s’acheter la copie industrielle d’un fauteuil en métal et peau beige genre daim que j’ai eu longtemps, jusqu’à ce que la peau finisse par craquer.

Ce monde de Perriand, Le Corbusier et les autres était né en fait dans les années Vingt et Trente, après la Première guerre mondiale mais il semblait si frais et si courageux, si radieux et inventif, si bien ajusté pour réparer le monde en ruines qui se réveillait tout courbaturé de la Deuxième guerre mondiale, qu’on l’a adopté comme s’il venait de naître pour nous. La longévité de « l’esprit nouveau » a traversé l’entre-deux-guerres, 14-18 s’est collé à 39-45, et, à ma génération, on a cru pêle-mêle aux étagères à casiers, aux tables de campagne, aux cuisines impeccables et aux mobiles de Calder suspendus au dessus des sols de couleur unie, à la Révolution, aux lendemains qui chantent, à l’espoir quotidien qui vous fait vivre et courir. Cette soif, cette espérance, régnaient encore, dans les Années Cinquante et Soixante : l’utopie était incarnée dans le mobilier, l’architecture et l’espace intérieur. C’est cela que la Fondation Vuitton propose de voir ou revoir à travers l’œuvre de Charlotte Perriand, cette femme qui aimait les hommes (dans tous les sens des termes).

Lorsque l’exposition a ouvert fin septembre, je me suis d’abord dit, je ne vais pas y aller, que vais-je y voir, à part, peut-être, me heurter à tout ce que je déteste, la nostalgie ? Pourtant, j’y suis allée.

Usage et incarnation d’une utopie ?

L’exposition est magnifique, installée à son aise dans les immenses espaces clairs de la Fondation Vuitton, les éclairages y sont parfaits, on peut entrer dans les pièces des appartements, s’asseoir dans les fauteuils, se voir dans la glace de la salle de bains, marcher le long des tableaux de Fernand Léger, descendre voir la Maison au bord de l’eau, y remarquer la couleur verte sur la table (couleur très rare dans le monde beige, noir, jaune et rouge de Perriand). On déambule inlassablement entre d’immenses compositions picturales, les Picasso, les Le Corbusier, sous les agrès de la Maison du Jeune homme, parmi les tabourets de berger et les fauteuils de cuir et la vaisselle est déjà faite dans les minuscules cuisines de la Cité radieuse. J’aurais pu grimper au village des Arcs, où Charlotte Perriand a beaucoup travaillé. Mais j’étais fatiguée et j’ai négligé la montagne...

Fatiguée de quoi ? De l’espace immense sans doute, qu’il faut parcourir sur les étages de la Fondation, entre ascenseurs et escaliers roulants, on finit quand même par faire des kilomètres. Toutefois il y avait autre chose, une chose bizarre, je marchais, je voyais, je profitais, mais je ne pensais pas ou presque pas : il est vrai que, pour une fois, j’étais déjà assez instruite de ce que je voyais, et, en effet, Charlotte Perriand était peut-être trop tissée en profondeur dans mes années de jeunesse pour que je m’émerveille sur le plan artistique (simplicité de cette beauté) plus que je ne l’avais déjà fait il y a cinquante ou soixante ans. J’étais dans une activité de reconnaissance et pas de connaissance. Je m’agaçais de déjà savoir. Ou mieux, de ne pas savoir trouver de la nouveauté dans du connu.

Une réflexion, de nature plutôt politique, je pense, se produisait en moi : la Fondation Vuitton a installé - à la perfection - une utopie dont je savais maintenant qu’elle n’avait pas eu lieu alors que leurs créateurs y avaient cru dans les Années Trente et moi avec eux dans les Années Soixante. Sans doute aussi, y avait-il eu, de la part des différents artistes présentés, peintres ou architectes, sans qu’ils le veuillent, une sorte de réussite maximale de l’inventivité dès les Années Vingt et Trente. Ils ont tout de suite tapé dans le mille et ils y sont restés fidèles, finalement, dans la conception à la fois élégante, fraîche et rigoureuse de l’espace, qu’ils ont chargé d’organiser la société dont ils rêvaient. Comme dans toute utopie, le doute n’y a pas de place : tout le contraire de notre XXIe siècle méfiant, grincheux, qui se dressait, mince, obsédant, entre moi et les objets en produisant par moments et par contraste, comme un arrêt sur l’image éternellement hardie de Charlotte Perriand. De cette utopie, heureusement, restent les objets, dont beaucoup sont devenus familiers.

Il faut aller voir - et pour moi, revoir - cette exposition qui m’a empêchée de penser quand j’y étais et me fait penser longtemps après que j’en sois sortie : elle permet de saisir une perpective sur les transformations de l’espace mental devenu coincé, anxieux, « collapsogène » où nous mouvons maintenant, espace englué et encombré dans les bouffissures de Trump, Erdogan et compagnie, les couteaux des terroristes, les colères répétitives et stériles. Charlotte Perriand a dit et fait tout le contraire.

Surtout, si vous ne l’avez pas déjà fait, cliquez sur le lien que j’ai plusieurs fois indiqué dans ce texte et qui vous renvoie à l’espace « presse » de la Fondation Louis Vuitton : il vous permettra de voir des tas d’excellentes photos et de lire une présentation très claire et précise de l’organisation générale de l’expo.

Ci-dessous deux photos que j’ai prises :
1. un espace de l’étage intitulé globalement« synthèse des arts ». Je l’aime beaucoup.

2. un reflet de moi dans une glace de l’expo, en train de prendre la photo d’un de mes anciens fauteuils, preuve que je ne suis pas un vampire du temps passé, « j’imprime » dans les miroirs.

Vue partielle de l’espace « synthèse des arts »
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A l’expo Charlotte Perriand
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