L’Embarquement pour Cythère 64

  • Par Hélène Puiseux

Où l’on revoit Me Plock

Ce fut Camille qui les trouva le lendemain.

Elle allait « remonter le moral des troupes » et, après avoir sonné, elle tourna la poignée de la porte du perron, appelant « hou, hou » pour s’annoncer, et pénétra jusque dans le jardin d’hiver : la glace, trop lourde pour être déplacée par eux seuls, avait dû basculer. L’immense miroir était tombé et cassé, et, au milieu de mille morceaux, menus débris, poussières de verre, bouts de traverses de bois vermoulues, il y avait de grands éclats triangulaires, effilés, pointus, devenus des glaives coupants, qui les avaient atteints, Lili à la carotide, Yves en pleine poitrine.

Ils étaient renversés, au milieu des raisins et des feuilles de plâtre doré du cadre, dans des attitudes étranges, Yves à moitié sur Lili, les yeux ouverts, tous deux livides, absolument vidés de leur sang.
La scène était épouvantable.

Camille reconnut d’emblée, par terre, léché par la mare de sang, le vieux carnet de Denis et le mit dans son sac, puis elle attrapa son portable, appela la police d’abord, Me Plock ensuite, dont elle avait si souvent entendu parler. Car il y avait pour lui, par terre également, à côté du carnet, une grosse enveloppe. Un peu éclaboussée.
Le commissaire et trois policiers arrivèrent peu après, posèrent des questions, prirent des photos et des mesures dans le jardin d’hiver, rouge et gluant. « C’est comme dans Salomé, dans le vestibule d’Hérode, quand il manque de glisser, après le suicide de Narraboth », leur expliqua Camille. La référence à Oscar Wilde et à Richard Strauss glissa à son tour sur les policiers et tomba dans le vide.

Malgré les nombreuses bizarreries, angle des blessures, positions des corps, directions des bras et des mains, vêtements déchirés sans doute par les pointes de verre aiguës, les policiers conclurent à l’accident. Accident domestique, comme on dit. « C’est malheureux à dire, mais il faut des professionnels pour bouger ces gros machins-là ». « Et le bois était foutu, regardez-ça, ça ne demandait qu’à lâcher. »

Me Plock arriva à une vitesse extraordinaire, avec le clerc qui manqua s’évanouir et s’assit hébété dans le vestibule, Camille alla lui chercher un verre d’eau à la cuisine. Le commissaire et le notaire répétaient, hé bien, ça alors, ça alors.

Encore quelques formalités, flash, flash, gestes, flash, médecin légiste, prélèvements, flash, et flash encore, rédaction d’un constat sur la table du petit salon, sacs plastiques, fourgon, morgue.

En attendant qu’une décision soit prise pour la pose de scellés, on plaça un gardien contre d’éventuels cambriolages. Me Plock s’engagea à prévenir la famille, éparpillée entre Paris, la proche banlieue et le vaste monde.

Les policiers se chargèrent de joindre la direction de l’usine et la Mairie : les Portier étaient des notables. Ils avaient si longtemps régné sur la ville.

Dans la voiture, rentrant à Paris au milieu des bouchons habituels de l’autoroute du Nord, l’enveloppe qui contenait les versions imprimées et la clé USB des Notes pour Me Plock dépassait de la boîte à gants. Me Plock et le clerc, horrifiés, commentaient.
— Un film d’horreur, répétait le clerc tout pâle, ce sang partout, je ne peux pas le croire, Lili Portier ! Ce n’est pas possible. C’était comme dans un film, les Freddy, les Vendredi 13, vous voyez ?
— Ce n’est pas vraiment mon genre de film, coupa Me Plock, et, je vais vous dire, l’horreur, c’est la succession. Quelle bêtise ! Quelle bêtise ! Et sans héritier direct ! Ça va remettre bien du monde dans le jeu. On n’est pas sorti de l’auberge. Et avec la situation de l’usine ! Non, non, on n’est pas sorti de l’auberge. Il faut reprendre tout à zéro, tout envisager, quelle bêtise, une si belle fortune.

De retour chez elle, Camille, animée par l’énergie glacée des situations sans retour, prévint Paul, Julia, Céline et tous les Comédiens d’Argenteuil, on annula Iphigénie, on débattrait un peu plus tard de ce qu’on présenterait dans le cycle Racine. Oui, on le reprendra, mais là, tu sais. Puis elle s’attaqua à la presse locale, où elle avait des accointances.

Le double enterrement fit date. C’était un jeudi. Une foule s’y pressait. Les ouvriers et le personnel de direction et d’encadrement de l’usine étaient accablés. Les dames des Quartiers savouraient : « On est peu de chose ». L’une d’elles avait une cousine qui avait été femme de ménage à la villa Portier. Elles évoquaient à voix couverte la mort de Denis et de Reine, et se montraient Daniel du regard, en pensant à son père.
Peu de gens connaissaient les Parisiens présents de la « famille », venus nombreux de la rue Soufflot ou de la rue Jouffroy, et, après avoir jeté une rose dans la fosse, tout le monde passait devant eux, avec un petit signe triste et retenu pour aller embrasser Camille, Daniel et les Comédiens d’Argenteuil qui enterraient leur jeunesse.

Après la cérémonie des condoléances au cimetière, il y eut une sorte de vin d’honneur - Yves aurait ricané, « le verre des adieux » - à la Mairie, dans la salle polyvalente. Camille aurait préféré une réception au Figuier Blanc, là où jouaient les Comédiens d’Argenteuil, un lieu plus culturel, mais non, non, les Portier étaient des emblèmes de la ville, pas seulement de la culture, le Maire n’avait pas voulu céder.

Il avait demandé au mari de Céline de lui préparer un petit topo historique de la famille, le sage percepteur, le courageux Jean-Baptiste, la création de l’usine de conserves, sa transformation en usine d’emballage, et le dynamisme familial finalement vaincu par la crise financière récente. Pour toujours loin d’Argenteuil, Hector et Octavio, la petite Juliette, demeurèrent hors évocation.

Paul, au nom de l’Union syndicale, rappela que les Portier avaient été longtemps, malgré leur conservatisme politique, les bienfaiteurs des œuvres sociales de la Mairie communiste puis socialiste.

Camille lut à l’adresse d’Yves et Lili un très court texte - une page d’un petit carnet - , sur la multiplicité qui compose chacun des êtres uniques que nous avons aimés.

Puis, tous se laissèrent submerger par la musique. Car le Maire avait bien fait les choses : un orchestre, - « courageux, mais trop petit, bien trop petit, cet orchestre » , aurait dit le vieux M. Portier - prêté par la mairie de Clichy qui avait les moyens d’en entretenir un à domicile et en faisait bénéficier certaines communes amies de la Région, exécuta la Marche funèbre de Siegfried, extraite du Crépuscule des dieux.
Ut mineur, sous le souffle des vents et des cordes, et sourdement martelée aux percussions, la majestueuse musique des pertes inconsolables, reprise par les tubas, les cors et les trombones, trembla, s’éleva avec les violons, les violoncelles, les contrebasses encore et toujours, les bois, les vents, les cuivres, tous les instruments s’unirent, elle enveloppa la famille Portier, les mal aimés, les mal aimants, fa mineur, elle consola les exilés, les fugitifs, les prisonniers, avides, avares ou rêveurs, elle étendit ses couleurs et ses souvenirs sur les regards, les compassions, les bateaux paralysés, les ponts coupés, les trahisons.

Après quoi, le traiteur de la Mairie commença à faire passer des plateaux. On se mit à papoter, d’abord à voix basse, on évoquait le vieux M. Portier, celui-là, il savait mener sa barque, et on rappela les doubles morts de la famille, bizarre quand même, comment ça se fait, ils ont le chic, puis on se mit à parler plus haut, de l’hiver qui était fini, du changement d’horaire des RER, de la réfection de la Chapelle de la Sainte Tunique à Saint-Denis, des travaux sur la berge, des burqas dans les HLM, enfin, on en vint à la liquidation judiciaire de l’usine, le ton monta encore un peu plus haut, ce serait peut-être repris par des Chinois ?

Dans la villa scellée, les ombres d’Yves et Lili se relevèrent lentement du sol poisseux du jardin d’hiver, se détachèrent un moment sur le ciel clair de la verrière, pour gagner enfin le Walhalla mystérieux des mémoires particulières.

Le lundi suivant, rue de Châteaudun, Me Plock entama la réouverture de la succession Portier.