L’Embarquement pour Cythère 46

  • Par Hélène Puiseux

46. Seizième note pour Me Plock : Faux départ

Céphise Portier, née Rousset, n’a jamais pris le bateau pour Cuba.
Peut-être Hector n’a-t-il jamais envoyé les dix mille francs promis, un cyclone, qui sait, ou bien la lassitude de ne pas avoir de nouvelles d’Argenteuil.
Ou bien Jean-Baptiste a-t-il persuadé sa mère :
— Vous n’allez pas courir le vaste monde, essuyer des tempêtes, ma mère, à votre âge ! Hector reviendra bien un jour pour vous embrasser, aussi mystérieusement qu’il s’est enfui.
Il avait peut-être proposé un placement sérieux dans les Pépinières Portier encore adolescentes, mais bien prometteuses sur les terrains sablonneux qu’il venait d’acquérir, pour les primeurs :
— Goûtez-moi ces asperges, ma mère ! Et croyez-moi, il est inutile de garder nos vignes, même si elles nous viennent de nos aïeux, le vin d’Argenteuil ne sera plus jamais jugé suffisamment bon pour nous enrichir, il faut y mettre des cerises et des pêches, les bourgeois parisiens se mettent tous à manger des fruits et des légumes frais à l’exemple de notre bonne reine Marie-Amélie, le ciel la garde ! C’est là l’avenir, ma mère, sous nos pieds, devant nous.
Il lorgnait sur les terrains alluviaux.

Elle est demeurée à Argenteuil à raconter à ses petits-enfants la Belle au Bois Dormant, sans jamais permettre au prince charmant de franchir les broussailles ni les hauts murs du Château ; ou Cendrillon, sans que celle-ci parvienne jamais à présenter son pied à la pantoufle de verre.

Quand revenait la saison des fleurs de seringas, elle se plaignait toujours de migraines, elle remuait le passé pour elle encore tiède du XVIIIe siècle, elle s’apitoyait sur les morts un peu dérangés de sa famille, son frère, Denis Rousset, parti pour Paris un jour d’août 1793, pour « savoir ce qui se passe » et qui n’était jamais revenu, ou Anthime Rousset son propre père qui devenu vieux, pleurait sur le banc, devant sa maison de vignerons, chaque soir, lorsque le soleil se couchait car il pensait ne pas le revoir.

Parfois, elle demandait à mi-voix pourquoi on avait envoyé Hector porter des fruits chez les Martinon, et pourquoi il tardait tant, « Elle a dû le retenir, elle en est bien capable, mais on ne va tout de même pas se mettre à table sans lui », disait¬-elle, à la fois soucieuse et offusquée.

Argenteuil a poursuivi son grand amarrage sur les bords de la Seine. Vers 1867, alors que le petit château miniature était construit pour les mouettes sur les rives du fleuve, alors que Louis II de Bavière se remettait mal de Sadowa, que l’Empereur, en France, avait depuis plus de quinze ans remplacé le Roi et la République, Céphise Portier s’est subitement intéressée aux expéditions militaires lointaines : elle était déjà assez âgée, elle confondait le Mexique avec Cuba, et, à la mort de Maximilien, fusillé à Queretaro, elle a pris le deuil, croyant qu’il s’agissait d’Hector devenu empereur, là-bas.

Elle a vécu jusqu’à cent ans, la municipalité d’Argenteuil a construit pour cet anniversaire un gâteau gigantesque en nougatine, petits choux et chantilly, en forme de la villa Portier, ils étaient devenus de vrais notables car ils étaient très riches ; la villa, elle, s’était adjoint un étage supplémentaire, en « chien assis » comme on appelait les mansardes. Là où j’écris. Là où est ma chambre. Chien assis.

Hector était mort trois ans avant elle, en regardant les collines horriblement vertes du Fort Sainte-Inès.

Post-scriptum

(À suivre)