Polyeucte

Polyeucte
À propos d’un film très remarquable de Christophe Atabekian, tourné en 2005.

J’aurais dû noter dès septembre, en sortant de la projection, le plaisir que m’a procuré ce film étonnant, Polyeucte, dû à un seul personnage : Christophe Atabekian est à la fois le réalisateur, le monteur, et l’interprète de tous les personnages, avec une intensité qui actualise Corneille mieux que personne. Je me le rappelle suffisamment pour avoir l’envie de déployer encore ce plaisir quatre mois plus tard (j’écris cela le 11 janvier 2006)
Le film se donnait uniquement à l’Entrepôt, ce qui me rappelle le temps d’autrefois, quand on allait dans ce cinéma qui ne programmait que de l’avant-garde et des films américains rares, c’était au tournant des années Soixante et Soixante-Dix, le temps d’avant l’anti-américanisme réflexe qui a caractérisé la fin du XXe siècle - ce devait être les années Nixon - : on savait distinguer entre le gouvernement et la politique qu’il menait, et les avant-garde, les audaces, les inventions qui se développaient dans ce pays fabuleux sur le plan de la littérature, du cinéma et de la peinture .

Polyeucte, donc. J’avais vu la pièce il y a quelques années au théâtre d’Ivry, je crois, où ce n’était pas mal, avec quelques acteurs qui savaient faire ressortir la force des vers percutants de Corneille, qui a prêté lui-même sa force à ce chrétien néophyte entêté. Mais l’actrice qui jouait Pauline était inaudible, avec une de ces dictions coulées et pincées qui font qu’à un mètre de la scène, on se croit sourd et c’est foutu pour une partie du sens. Malgré ou à cause de cette inaudible Pauline (un spectateur excédé avait crié « plus fort » depuis le haut des gradins), j’avais trouvé à Ivry que Polyeucte était davantage une histoire d’amour qu’une histoire politique, sans doute parce que l’amour est une affaire d’incommunicabilité, de malentendu, et que là, involontairement, on était en plein dedans, puisque l’actrice qui interprétait Pauline avait joué du Corneille comme dans un film de Godard, on l’entendait à 50% et encore.

Cet été, à l’Entrepôt, ça a été tout autre chose. Avant de partir de la maison, j’ai lu dans L’Officiel des spectacles que ce film est réalisé, interprété, monté, par un seul et même homme. Je me jette dans un des fauteuils de la salle du bas, et apparaît un paysage méditerranéen, des vignes, des collines bleues au loin, puis une terrasse, deux transats, où conversent deux personnages strictement identiques, voilà Christophe Atabekian dédoublé en Néarque et en Polyeucte. Deux jeunes hommes barbus, vêtus d’une chemise blanche, une veste de toile noire genre charpentier, un pantalon idem bref, un - non, deux jeunes gens qui pourraient être en vacances, aussi bien dans le Var qu’à Mélitène. L’un essaie de convaincre l’autre de quitter sa jeune femme, sans la prévenir, puisque ce ne sera pas pour longtemps, juste pour une heure. Je ne rappelais pas que la pièce démarrait ainsi sur les chapeaux de roue, j’ai même cru que le cinéaste en avait coupé, mais non, c’est bien le début du Ier acte, avec Néarque, intégriste chrétien, Polyeucte, néophyte jeune marié, qui oppose quelque faible résistance aux projets immédiats de Néarque.

La même voix se répond, oppose les arguments, comme l’effet d’un débat intérieur, les vers sont dits très simplement, sans esbroufe, sans emphase, une certaine retenue triste parfois, ou de la conviction, sans plus, comme je les lirais moi-même.
J’entre donc immédiatement dans le jeu, et je ne suis pas gênée lorsque Pauline à la scène suivante défend comme un miroir ses intérêts auprès de son jeune mari, ressasse ses inquiétudes et son rêve prémonitoire, avec le même visage que lui, les mêmes vêtements, et peu importe qu’il soit plus ou moins bien rasé. Le débat intérieur est ici déporté entre le masculin/féminin, Rome et l’Arménie, le devoir du secret (chrétien) et le devoir conjugal, l’amour physique et l’amour mystique, la liberté et le secret, etc..

Toute la pièce passe ainsi par la voix et le visage du seul et même Christophe Atabekian, tour à tour, séparé ou ensemble, homme/femme père/fille, époux/épouse, les deux amours de Pauline Sévère/Polyeucte, chrétien/ païen, maître/confident, maîtresse/confidente, prisonnier/geôlier, et ces termes dédoublés sont constamment témoins des méandres d’un esprit, les faiblesses et les désirs contradictoires, les séductions et les abandons. Les neuf personnages nommés et les trois gardes : douze fois la même silhouette, la même voix, le même costume.

Au fil des actes, le paysage méditerranéen se construit, une maison avec certains beaux tons de rose foncé et de rouge, des vignes, des oliviers, une table en bois, la lumière des intérieurs du Midi, découpée et atténuée par les persiennes, la paix d’un paysage, d’un mode de vie, accueillant les effets dévastateurs de la certitude du croyant, du fanatisme. Extraordinaire paranoïa dans un cadre charmant.

L’envoûtement progressif passe par cette répétition, le kaléidoscope qui accompagne le développement de l’intrigue, le glissement de Polyeucte dans la secte honnie des chrétiens à la suite de Néarque, le retour de Sévère, qui naguère aimait Pauline et en était aimé, les décisions du père de Pauline, Félix qui tient à sa place de gouverneur de l’Arménie.

Pauline, qui tire souvent la couverture à elle dans les mises en scène de théâtre, redevient une personne importante mais secondaire, une femme aimée à conquérir, elle ne tient pas le rôle principal. Et c’est sans doute le point de vue de Corneille : car la pièce, tout de même, s’appelle Polyeucte, c’est la complexité de Polyeucte qui éclate à tout instant, éclate, coule, roule, se perd. Polyeucte en définitive explose comme un intégriste intense qu’il est, lui qui se jette en kamikaze dans le temple élevé par les occupants romains, pour renverser les cassolettes d’encens et briser les statues (la scène est racontée, elle n’est pas donnée à voir par Corneille, classicisme oblige). Car Polyeucte désire bel et bien être (et il le sera) un kamikaze, comme les auteurs actuels d’attentats islamistes, ses attachements sont représentés, présentés, par lui-même, comme autant de liens et de freins, impuissants. « Honteux attachements de la chair et du monde », dit-il, lorsqu’il a été jeté en taule, où il gratte quelques notes sur une guitare, gardé par quatre ou cinq répliques de lui-même. De temps en temps, ceux-ci introduisent des visiteurs identiques à eux-mêmes et à leur prisonnier : Polyeucte doit accueillir dans sa prison la visite de sa réplique Pauline, de sa réplique Sévère, etc. Il se cramponne à ce mépris de la vie, cette haine de la vie, déployée au nom d’une vie de l’au-delà. On comprend finalement mieux qu’il arrive à déteindre sur Pauline, elle devient chrétienne à son tour, devenant ainsi elle-même Polyeucte, dans l’amour du (de la ) mort et d’un Dieu jamais rassasié de sacrifice, de perte, de mort.

Par son acte fou qu’il transforme en martyre, une fois mort, Polyeucte entraîne vers le Dieu de Néarque, devenu le sien, sa femme Pauline et même Félix, le père de cette dernière, qui est pourtant le gouverneur romain, chargé en principe de poursuivre la secte chrétienne ; tout se passe comme si, glissé en effet dans chaque corps en prêtant son propre corps à chacun, il soit la parcelle d’hostie qui retombe en « miracle » - le mot est dit souvent à la fin de la pièce - après son sacrifice insensé. Mais le miracle ne « prend corps » que grâce au parti pris par Christophe Atabekian de donner à tous un seul et même corps.

Tiré vers notre temps qui s’étouffe sous le fanatisme religieux, éclaté en feu d’artifice de 12 personnages identiques, le sens religieux s’actualise dans la pièce de Corneille filmée au XXIe siècle par l’acte de Néarque et de Polyeucte : ils choisissent d’être les martyrs de leur cause et ce choix résonne en écho ou en préfiguration d’attentats contemporains, de l’Irak et d’Israël, de l’Egypte et du Maroc, de l’Algérie et du métro de Londres : cette rage de mourir pour une construction politique (ici, le refus de l’empire romain) et philosophique (chez Corneille le Dieu chrétien, de nos jours Allah).

Fin de la pièce, face à ce déferlement de fanatisme et de désir de mort, Sévère, Romain, amoureux malheureux de Pauline, reste le seul champion de la tolérance.
J’ai souvent pensé à ce film pendant un voyage en Chine, fait en octobre 2005.
HP
11 janvier 2006