Imaginaires

Entre la vie quotidienne et la recherche, il y a de la place, heureusement, pour inventer des situations, des personnes, des solutions, basculer dans l’anticipation ou le passé, bref, faire ce qu’on veut.

Certains textes ont été édités, d’autres vivront en ligne. Certains sont de pures imaginations, d’autres sont des éléments du réel, sous forme de récit.

Désir Famille Temporalité

  • L’Embarquement pour Cythère 34

    34. La Cène
    Mange, sois gentil. La purée, inavalable, noyant les petits morceaux de viande bruns. Le bruit des mâchoires, des fourchettes, des couteaux, dans les assiettes ou sur les plats, toute l’activité efficace et satisfaite des grandes personnes à table.
    Grands yeux, grandes bouches, lèvres, dents, gorge qui avale, avec un cou lisse qui remue à chaque bouchée. Une main qui lui lisse son col.
    La voix dit à Lili, Non Lili, on ne touche pas ses cheveux à table, ça ne se fait pas, (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 33

    33. Roi sans portrait
    Je m’essaie à faire de petits poèmes, comme Papa. Je ne suis pas sûr que ce soit mon genre.
    « Les habitants étaient en peine, dit-on, de retrouver leur Roi qui s’était perdu ». Le Roi est celui qui toujours manque.
    Espaces militaires
    de jardin architectures parfaites d’un fort contractile
    Le château
    Et si j’étais le page
    Sentir encore le coup
    Et voir rouler ces deux morceaux de soi
    Les insurgés pensaient la ville rendue.
    Rendue. Vomie. Peinte. Quel (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 32

    32. Portrait de la reine
    Prendre la reine pour ce qu’elle est, Pasiphaé recouverte d’une carcasse de bois et d’une peau de vache. Taureau leurré prenant toujours la reine pour une vache, adéquate à ses désirs et à sa pure physiologie, et, ce faisant, prendre toujours la reine pour autre chose que ce qu’elle est.
    Ludovine, sa serpe à la main, dans le hangar de Villeneuve, prenait le canard pour un canard à tuer, alors qu’il n’était peut-être pas réellement cuisinable, pas même (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 31

    31. Une scène au jardin d’hiver
    L’été, trois heures et demie de l’après-midi. Voici un personnage, il est en convalescence, malade peut-être encore ? Immobilisé en tous cas, assis dans un grand fauteuil, la jambe allongée sur le tabouret, il lit, avec, en fond sonore, une sonate pour violoncelle et piano de Beethoven.
    Des bruits se détachent sur le fond de la circulation, les freins près du feu rouge, les portières claquées, les soupirs des portes de bus en train de se fermer, la (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 30

    30. Sans titre (Carnet de Papa)
    Le texte de Papa se présente comme le projet d’une nouvelle. Ou d’une scène de cinéma. Madame, il faut vous faire un aveu véritable. Non, non, et elle se bouche les oreilles. Mais je ne te parle pas, je récite, comme ça, pour moi. Madame, il faut vous faire un aveu véritable, Lorsque j’envisageai le moment redoutable...
    Elle ôte ses mains de ses oreilles et elle dit, je te préviens, je ne te donnerai pas la réplique, je n’ai jamais joué Bérénice, ni (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 29

    29. Treizième note pour Me Plock : Un atelier
    Je continue à composer, avec des souvenirs, de petites notes à la place de Lili qui n’aura sûrement pas le temps de faire son exercice de composition française selon les vœux de Grand-père, je les écris à son insu mais un jour, je les lui glisserai dans une enveloppe et elle n’aura qu’à choisir. Ce souvenir-ci se passe à Villeneuve. Dans l’atelier de M. Benoît.
    Deux tiges de fer noires, aux articulations bien graissées, brillantes, (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 28

    28. Douzième note pour Me Ploc : Le Fort Sainte-Inès 1
    S’approche un mince cliquetis, le petit plateau métallique, les ciseaux, les bouteilles d’alcool et de teinture d’iode, les bandes de gaz, une pince. L’ombre commence à descendre. Entre le cadre blanc de la fenêtre et la toile écrue du store baissé, le ciel dessine un petit liseré bleu foncé. Dehors, la brise de mer, montant comme chaque soir de la baie vers le Fort Sainte-Inès, agite le vert effrangé des palmiers.
    Le jeune homme (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 27

    27. Contrefaçons (Carnet de Papa)
    Tu aurais bien su, pendant la Guerre, tenir une épicerie, ces épiceries pleines de boîtes sur les rayonnages, Lefèvre-Utile, Fil au Chinois, Phoscao, vides, trompe-l’œil, ces petits magasins de campagne ou de petite province, où, avant la Guerre, on trouvait de tout, des cartes postales avec des couples se souriant dans des halos sépia, des hameçons, des caramels mous, et où, une fois épuisés les stocks de l’été Quarante, on ne trouvait plus rien que (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 26

    26. Le fragment de lettre de Papa
    « 2/ parce qu’enfin quand on aime, il n’y a plus de place au-dedans de soi, il n’y a plus de place que pour l’autre. L’immensité qu’Elle représente et qui s’étend en vous, vous fait alors, mais alors seulement, prendre conscience de l’immensité que l’on est, que l’on est devenu. L’immensité offerte qui se découvre et que l’on tend vers l’autre, lorsque l’on tombe amoureux. Immensité offerte et dérisoire lorsqu’on n’est pas aimé et que ces espaces perdent (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 25

    25. Les petits secrets du tiroir secret
    J’ai fracturé le tiroir du secrétaire en marqueterie de la chambre des parents, celui que Maman appelait « mon tiroir secret ». Impossible de l’ouvrir normalement, comme Maman le faisait, en faisant coulisser la planchette sous les tiroirs du haut. Il a l’air coincé. Petit pied de biche, crac, voici une trentaine de rouleaux de photos d’autrefois, certains vierges, d’autres pas.
    Du temps où elle les faisait développer, les photos de Maman (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 24

    24. Onzième note pour Me Plock : L’enfant-roi
    La ville est tombée le dimanche précédent, les marins américains et les insurgés victorieux s’installent au Palais, ils n’ont pas encore eu le temps, ce 24 juillet, de décrocher les lettres d’or du fronton qui souhaitent longue vie à l’enfant-roi VIVA ALFONSO XIII, mais lui, l’enfant-roi, dans son Palais de l’Escurial, il vient d’apprendre que la première et la plus belle de ses îles avait coupé les amarres et qu’il n’y est plus roi.
    Sous (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 23

    23. Noir
    Le cinéma. Hier, j’étais assis, à demi glissé, la tête calée sur le siège de velours, là où tant de têtes se calent, roulent à tour de rôle, dans le noir, pour regarder des corps qui divisent l’écran, qui suent sur l’écran, couchés dans les lits-bateaux de la Nouvelle-Orléans.
    Quel divertissement pour un roi. On ne joue qu’à trois et tout seul, depuis toujours, tu crois qu’avec les ours en peluche, j’avais autre chose que cet érotisme affaibli et détourné, comme tu sais si (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 22

    22. Neuvième et dixième notes pour Me Plock : Deux lettres d’Hector
    Ces deux lettres se trouvaient un peu chiffonnées dans le fond du carton Correspondance d’ailleurs. Une écriture penchée et fine. Des lignes serrées, pas de marge.
    Lettre n°1
    Santiago de Cuba, le 23e de février 1829
    Mon cher Frère Combien de temps me laisserez-vous sans nouvelle ? N’avez-vous pas reçu ma lettre, où je vous disais l’adresse de la propriété dans laquelle je me suis fixé ? N’avez-vous pas lu que (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 21

    21. Beurre
    Il y a eu conseil d’administration pour entériner le plan social.
    -- Tant que cette foutue succession n’est pas réglée, il y a des jours, je t’assure, où je compte pour du beurre. Absolument pour du BEURRE, dit Lili. C’est cette foutue succession qui bloque tout, même avec l’inspection du travail. C’est un comble.
    Dehors, les gens manifestent.
    Compter pour du beurre. Tiède et fondu. S’étaler sur elle, la pénétrer de partout, glisser le long de son dos, au hasard, sous ses (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 20

    20. Soif
    Ce jour-là, je suis parti pour dire ma phrase, pour la lui dire, à elle, voir la tête qu’elle fera quand elle l’entendra, mais lui, le canard décapité autrefois par Ludovine dans le hangar de Villeneuve est là, - mon petit garçon est trop impressionnable, disait Maman - au coin de l’allée verte, là où, au printemps, viennent des plantes velues aux fleurs rouges et bleues, qui poussent les pieds dans l’humidité l’espace d’une quinzaine, elles sont affreuses, disait Maman, il (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 19

    19. Soirée dansante.
    Chaleur de la salle polyvalente, comme ils l’appellent dans leur jargon administratif, horriblement décorée. Les décos de Noël resservent pour le Nouvel An, agrémentées de quelques branches de gui.
    De l’autre côté de la cloison accordéon en plastique gris, elles parlent d’un guerrier désarmé. Tu as tort, Camille, de le choisir, EN CE MOMENT, pour interpréter Achille, il est trop, comment dire, pas très net, tu vois, un peu largué, un peu mou, et Julia se met à (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 18

    18. Huitième note pour Me Plock : La Reddition ou presque
    Le 2 mai 1898, la flotte espagnole a été détruite dans la baie de Santiago de Cuba. Je les sais encore par coeur, les noms des vaisseaux, L’Amiral Oquendo, Le Furor, la Reina Cristina, le Cristobal Colon, la Isla de Luzon, la Isla de Cuba. Et le palais du gouverneur, entouré d’eucalyptus. En face, dans la sierra, derrière le Fort Morro et le Fort Sainte-Inès, derrière la colline du Télégraphe, campe l’armée américaine, cinq cent (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 17

    17. Prima la musica
    Vendredi. L’heure syndicale. L’heure musicale. J’attends Julia, et Paul doit arriver à sa réunion du SGEN au Lycée. Le ciel est noir, la neige est blanche, on entend l’angelus, cloches carillonnez gaiement, j’adore les cloches à l’opéra, disait Papa, en écoutant Don Carlos ou Le Trouvère, ces cloches qui, aux heures mélancoliques, apportent les promesses de mort. Beethoven. 14e quatuor. Trois opérations successives à faire : 1. installer le CD 2. ouvrir le fichier (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 16

    16. Septième Note pour Me Plock : Un voyage à Villeneuve
    Les petits soldats de plastique gris se battent silencieusement. L’un d’eux pilonne et écrabouille un malheureux maintenu sur la tablette du wagon. le père, la mère et les deux enfants sont aux places du milieu, en couple vis-à-vis. C’est une scène bruitée et muette, car le petit garçon avance les lèvres, fait Chh, Chh, mais sans le son. Il pousse quelques cadavres qui l’embarrassent, deux artilleurs escaladent la boîte de LU avec (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 15

    15. Sixième Note pour Me Plock : Un photographe allemand
    Juliette-Marie-Céphise Portier s’est enfuie avec le photographe. Un photographe allemand, ce qui multiplie le scandale par deux ou même davantage. Une fugue ! Un Allemand ! Elle dont le grand-père maternel est mort à Reischoffen (not. hist. du dictionnaire : « Le 6 août 1870, les 1er, 2ème, 3ème et 4ème cuirassiers, composant la division Bonnemain, chargent face à l’infanterie allemande et quarante-huit canons allemands », (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 14

    14. Cinquième note pour Me Plock : Lili et les ours
    Longtemps, Lili a eu quatre ours en peluche. Ils dormaient dans des boîtes à chaussures, sauf un, qui, à tour de rôle, chaque soir différent, dormait dans le lit de Lili : il était le malade. Elle l’approchait de sa joue, pour vérifier s’il avait de la fièvre, s’il était chaud, puis elle le glissait dans son lit à elle, la tête dépassant du drap sur l’oreiller, lui laissant la moitié du lit.
    Le lendemain, Lili et l’ours avaient bougé (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 13

    13. Fleurs et couronnes Le bouquet ! Le bouquet !
    Lili crie dans l’entrée.
    Moi, je suis auprès du petit-fils d’Hector, au Fort Sainte-Inès, au chevet de celui que je crois être mon préféré dans la famille, il fait chaud, je le regarde survivre à la mort de sa fiancée, de sa reine, comme il l’appelait, elle s’appelait Reina,- ma reine, mon amour - je suis fatigué des tensions de l’hiver, et je me laissais aller dans l’eau de la baie ou de la fontaine là-bas, à Santiago de Cuba, quand (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 12

    12. L’assassinat du Duc de Guise
    Le jardin d’hiver accueille une nouvelle visite de Camille. Elle est assise dans le grand canapé noir, elle remet ça pour que les répétitions aient lieu ici, elle parle concentration, atmosphère et tout le bazar, et moi, d’imaginer tout ce monde courant , dans l’entrée, dans le salon, dans le jardin d’hiver, ça me fatigue énormément. D’ailleurs, ni Lili, ni moi, nous ne voulons prêter la maison, je te le répète. Comment dire, en fait, qu’il n’a plus du (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 11

    11. Place de la Gare
    Devant la gare, des garçons et des filles dans les quinze ou seize ans soufflent des nuages de buée dans l’air froid, en ricanant, en criant, en riant. Avoir seize ans à Argenteuil, il n’y a pourtant pas de quoi rire, le vent dévale le long de la Seine, le long des coteaux, il tourne sur la place de la Gare, tourbillonne autour du plan jaune et marron qui représente la Ville. Argenteuil en hiver.
    L’été, ce n’est pas mieux, l’énorme chaleur de juillet, la bière au (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 10

    10. Le Miroir d’Argenteuil
    C’était le titre du petit journal que Lili éditait avec sa petite imprimerie, du temps de Papa et Maman. Un hebdo. On y lisait, dans un style ringard, qu’elle avait pompé dieu sait où, mais auquel elle tenait beaucoup, les nouvelles de la maison : « Vendredi, la belle Mme Portier, dans son élégant tailleur blanc, est allée faire des courses à Paris ». Ou bien, « L’industriel bien connu, M. Denis Portier, a conduit ses petits-¬enfants au Théâtre Français. Ils y (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 9

    9. Quatrième note pour Me Plock : Le Nouveau Chat Botté
    La ville sera blanche, les rues coupées au carré, à la romaine, à la conquistador, les maisons blanches et basses, fermées sur leurs cours intérieures, et dans les rues sans trottoir, traîneront des paysans venus vendre les fruits colorés ; les soldats espagnols monteront la garde près du Palais du Gouverneur, avec leurs fusils brillants et surchargés de reliefs dorés.
    Lui, Hector, il débarquera, il s’avancera près de la grille, (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 8

    8. Les dames des Quartiers
    Appliquant les conseils de Camille, je pourrais dire que je travaille, je suis assis sur la banquette orange plastique, face à deux vieilles : avec mon petit classique, je leur parais peut-être un élève très attardé ; plus vraisemblablement, elles ne se demandent rien à mon sujet, je ne leur « parais » rien du tout, juste une silhouette lisant en silence, tandis qu’elles discutent de leur santé, vous voulez une pastille Pullmoll, oh merci bien Madame, ça (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 7

    7. Troisième note pour Me Plock : Départs
    Hector se considère dans l’eau, se penche au-dessus des herbes longues de la rive, couchées par le courant, il met un pied, puis deux, dans la Seine, ses habits posés sur le chemin de halage. Il fait très chaud. On voit qu’on est en 1826, dit Lili en relisant ce que j’écris, il ne les mettrait pas, maintenant, ses pieds dans la Seine, avec tout le mazout et les saloperies.
    Il se laisse porter par le courant, ignorant les nasses rouillées de la (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 6

    6. Deuxième note pour Me Plock : Une soirée délicate
    Les jardins de la perception, autrefois, descendaient, dans toute leur largeur, jusqu’à la Seine. Depuis, il y a eu une quantité incroyable d’expropriations, pour la voirie, et de cela, Me Plock est bien mieux informé que je ne le puis être. Il ne reste maintenant qu’une mince parcelle, entre deux murs de meulière jaune et qui, à présent, se termine par le petit tunnel sous la route : Grand-père l’appelait « le couloir de Dantzig ». Et (...)

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  • L’Embarquement pour Cythère 5

    5. Première note pour Me Plock : Le Chat Botté
    Extérieur jour, dans le jardin de la perception, à Argenteuil, en 1815, c’est le printemps, il fait déjà chaud comme en été. Céphise Portier, née Rousset, tient un grand livre sur ses genoux. À sa gauche, debout, se tient un petit garçon. Veux-tu que je te lise une histoire, Hector, celle du pauvre meunier qui avait trois fils et qui bientôt s’en vint à mourir ? Ne saute pas d’un pied sur l’autre, mon petit, les petits garçons doivent se (...)

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